Félix Leclerc

par Jacques BONNADIER, journaliste à Marseille

… dans laquelle j’évoquerai l’unique passage de Félix Leclerc à Marseille, le vendredi 30 novembre 1973 au théâtre Toursky, pour y donner un récital de ses chansons… et m’y accorder un entretien exceptionnel. Paroles d’un poète, écrivain, homme de théâtre et, comme on dit chez lui au Québec, « chansonnier » (1914-1988), artisan d’une œuvre pleine d’arbres et de rivières, de bêtes et de gens ; une célébration de la vie.

Au sortir du théâtre ce soir-là, je me dis que j’ai bien de la chance ! Je suis plein des mots de Félix, de ses images paisibles et drues comme la nature de son pays, de l’amour, de la paix, de la fraternité qu’il y exprime de sa voix grave, profonde avec le support discret de la guitare et de la contrebasse. J’ai entendu vingt-cinq chansons, des anciennes comme Le Sentier et Moi, mes souliers et quelques nouvelles :  L’Alouette en colère, Tu t’en iras demain, Les 100.000 façons de tuer un homme … Je suis ému, comblé par ce récital bien trop court – une heure et quart – mais qui me restera inoubliable.

Et je porte aussi précieusement en moi le long moment de conversation qu’il m’a offert dans l’après-midi pour me parler de son enfance, de son art, de sa foi, à cœur ouvert, franchement, jusqu’à la confidence. J’ai tout enregistré. Je vais en tirer un « Gros plan » pour Le Provençal-Dimanche (2 décembre 1973). En voici (48 ans après) quelques extraits entre guillemets. Il n’y sera question que de chanson. Et de tous les trésors que peut receler une chanson. Lui l’a toujours pensé : « Elle apporte tout ce qu’elle voit, abordable, directe, elle prend la main de l’homme de la rue, le guide dans les temples et peut lui expliquer le tout de la vie. Elle a toujours le dernier mot. C’est la chanson ! »

-Je suis né à La Tuque, petite ville de la province de Québec, le 2 août 1914, dans une famille où on aimait la musique. J’ai toujours chanté à la maison. Je n’étais pas seul. On était onze enfants. Il y avait toutes sortes d’instruments. Ma sœur aînée jouait du piano. Moi, je touchais un peu à tout, violon, violoncelle, banjo, j’aimais çà et je pensais que dans toutes les maisons du monde les gens chantaient aussi. C’était l’habitude, durant les longues soirées d’hiver, on chantait de vieilles chansons de France, de Normandie (…)  En même temps, je chantais au collège, dans les chorales… Et puis, j’ai quitté l’école et j’ai acheté une guitare. J’ai écrit une chanson, puis deux. Mais je les ai gardées pour moi (…)

J’ai toujours continué à cacher mes chansons. C’était pour moi quelque chose de très secret. Pendant 18 ans, personne ou presque n’a rien su. En 49, un des rares amis qui étaient au courant en a parlé à Jacques Canetti qui passait au Québec. Celui-ci m’a demandé d’aller à Paris. C’est ce que j’ai fait. Je suis parti pour un aller-retour ; je suis resté deux ans et demi (…)

Mes chansons sont les petites fenêtres dans le toit par où je me suis échappé. J’y ai trouvé l’indépendance et la liberté. La liberté de pouvoir faire ce que je veux, par exemple d’écrire pour le théâtre. (…) Pour faire une chanson, ce qui compte, c’est la vérité. On peut la dire en très peu de mots. Moi, je me sers d’images (…) J’use de la fable, de l’allégorie, de la parabole. Si je veux parler du chômage dans mon pays et ailleurs, j’écris une chanson humoristique qui s’appelle « Les 100.000 façons de tuer un homme » (…)

Je voudrais que mes chansons fassent que les gens aient hâte de se lever demain. Il y en a tellement qui voient arriver le jour et qui se disent : Bah ! encore le jour !... Si je peux apporter quelque chose à ceux-là, je suis heureux. Aux jeunes, je voudrais donner un peu d’émerveillement sur les choses de tous les jours. L’émerveillement, c’est le sel de la vie. Un gars blasé à 20 ou 25 ans, c’est un mort qui marche. Quant à l’homme vieux, j’aimerais l’aider à respirer, lui envoyer un peu de chaleur sur ses vieux os. (…)

C’est vrai, je suis croyant. Je ne pratique plus – j’avais trop espéré des serviteurs de l’Eglise. J’ai été déçu. Mais je crois. Et je vous avoue que depuis que je me suis rayé volontairement des cadres, je me sens plus près de Dieu, plus chrétien qu’avant. Je crois, mais aujourd’hui, c’est une affaire entre le Bon Dieu et moi. C’est bon d’avoir une petite lampe allumée dans le dédale de votre intérieur ! (…)

Engagé, oui. Mais pas dans un parti politique. Le parti, c’est les menottes. Au-dessus, il y a l’arbre de la patrie : le Québec. Je voudrais que les six millions de Québécois soient unis et libres. C’est long à venir l’indépendance ! Il faut que ça travaille longtemps dans les racines avant de fleurir au grand jour. Et il faut y aider. C’est la première fois que mes chansons sont aussi engagées. J’ai composé les dernières depuis les événements d’octobre 70. J’ai écrit « L’Alouette en colère » dans la nuit qui a précédé la découverte du ministre Laporte assassiné dans sa voiture »…

Passée sa tournée française, Félix Leclerc va regagner sa maison, retrouver sa famille, ses chèvres, ses poules et ses pigeons dans cette île d’Orléans où accosta en 1662 son ancêtre dieppois Jean Leclerc. Il va penser théâtre, littérature, chanson et poésie, abandonnant tel genre pour tel autre avec ce souci constant hérité de son père, de croiser les cultures. Il m’explique : « Dans un champ, vous plantez une année des patates, une année du sarrazin, une année des betteraves, une année du foin. Pour moi, c’est pareil, il faut que je varie les semences ! »… Plus belles, sans doute, seront les récoltes ! *

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*A lire : Félix Leclerc, Le Roi Heureux, de Jacques Bertin ; biographie. Arléa 1986.

PS.- En prime, un texte merveilleux de Félix, dit par Julos Beaucarne : à découvrir sur Internet :  Lorsque nous étions réunis à table…